« À la menace d’une apocalypse technocratique, j’oppose la vision d’une société conviviale ». I. Illich

La convivialité et le travail avec les parents…est-ce possible? Vers une définition consistante de la convivialité? On peut favoriser la « convivialité » sans le savoir, tout comme on peut appeler « conviviale » une ambiance de travail, souhaitée par le management, mais qui ne l’est pas vraiment. Que recouvre ce terme présent dans nos discours d’aujourd’hui? Ce mot sympathique apparaît en 1825 sous la plume du célèbre gastronome Brillat-Savarin (1). Il désigne « le goût des réunions joyeuses et des festins, le plaisir de vivre ensemble ». « C’est l’expression d’un art de vivre national qui évoque la bonne chère, le partage, la chaleur de l’amitié ». La convivialité s’enracine dans un sentiment d’appartenance communautaire et un plaisir lié à l’oralité. Pas de convivialité sans « bonnes nourritures » partagées. Pour que le mot trouve une consistance plus conceptuelle, il faut attendre le philosophe Yvan Illich et son livre de 1973 «La convivialité »(2). Illich tente d’ouvrir des perspectives théoriques pour sortir de la société industrielle qu’elle soit libérale ou communiste. Il écrit: « La crise généralisée ouvre la voie à une reconstruction de la société ». « À la menace d’une apocalypse technocratique, j’oppose la vision d’une société conviviale ». « La société conviviale est une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité et non au service d’un corps de spécialistes ». La notion de contrôle et de limitation de l’outil est très importante pour Illich. Le mot outil désigne aussi bien le balai-brosse que la machine industrielle ou des institutions destinées à soigner, éduquer, dispenser l’aide sociale… « La limitation et le contrôle des outils sociaux (doivent être) le fait d’un processus de participation et non d’un oracle de spécialistes ». « La convivialité est la liberté individuelle réalisée dans la relation de production au sein d’une société dotée d’outils efficaces ». La société conviviale est une société où l’homme contrôle l’outil, lui assigne une limite pour qu’il continue à servir des valeurs tels que l’équité et l’autonomie créative. La convivialité est donc en lien avec un choix de valeurs pour vivre en société. Illich prône un « bien vivre dans l’équité » (3). La société industrielle concentre le contrôle de l’outil dans les mains des spécialistes plus préoccupés de la production que du contrôle de l’outil au service d’un bien commun. « …il nous faut (donc) assurer collectivement la défense de notre vie et de notre travail contre les outils et les institutions qui menacent ou méconnaissent le droit des personnes à utiliser leur énergie de façon créative ». L’outil doit rester au service d’une production subordonnée à des valeurs qui favorisent l’intégration de tous. Bien que nous n’aurions certainement pas échappé aux critiques radicales d’Illich s’il s’était intéressé à nos institutions IMP, tout ceci peut encore faire écho et nous être utile près de 50 ans plus tard. L’outil informatique devient central dans nos pratiques. Illich ne l’avait pas anticipé. Les articles de notre Revue N°19 (4), par ailleurs bel exemple d’outil convivial, sont consacrés à ce thème et témoignent de la nécessaire attention pour que ces outils restent au service de nos valeurs. Le groupement des IMP 140 et le groupe intelligence collective continuent de défendre cette nécessité de penser et créer nos outils en fonctions de valeurs. La réflexion d’Illich concernant la convivialité est donc associée à la perspective d’un changement de société. Elle est socio-politique. Personnellement, sans négliger son apport, j’aurais tendance à définir la convivialité à partir d’une perspective anthropologique et spirituelle. Elle est l’expérience d’une appartenance à la communauté humaine qui dépasse nos particularités identitaires sans les nier. C’est une réponse par le « nous » (humains) aux aléas reconnus de notre condition. Au-delà de l’absurde, de la solitude fondamentale, de nos angoisses affolantes et du mal qui s’imposent souvent avec une douloureuse évidence, il y a des valeurs vivifiantes que la convivialité célèbre. Elle suppose une confiance, un acte de foi dans une bienveillance et un amour de la vie profondément ancrés. La clé de voûte de la convivialité est dans un « oui » fondamental à ces valeurs vivifiantes dont le fondement sans garantie repose sur nous-mêmes ou sur Dieu pour les croyants. Ce « oui », à réaffirmer sans cesse, est un enjeu éthique car il suppose qu’il existe des limites et des interdits à ne pas dépasser pour assurer le respect de la dignité humaine. L’articulation de la dimension socio-politique et de l’enjeu éthique permet d’éviter deux dérives de l’utilisation de la notion de convivialité dans le domaine du travail. La première consiste à confondre convivialité et « illusion groupale » au sens que Didier Anzieu (5) lui donne dans le cadre de groupes de formation ou naturels. Les participants disent: « Nous sommes bien ensemble; nous constituons un bon groupe; notre chef ou notre moniteur est un bon chef, un bon moniteur ». L’illusion groupale est au service de la dénégation, voire du déni. Au nom d’une convivialité illusoire elle empêche d’aborder des questions qui font peur (selon Anzieu, des fantasmes et des angoisses archaïques). La part niée est projetée sur de « mauvais objets » externes (les autres que nous). Le « nous » (bons) suppose un « eux » (mauvais) Une institution un peu sectaire peut développer un fort sentiment d’appartenance à un « nous » mais il ne s’agit pas de convivialité au sens de notre définition. La cohésion faussement conviviale est fondée sur le déni ou la méconnaissance de ses propres violences et perversions (emprise et toute-puissance par exemple) et non sur des valeurs qui participent à leur reconnaissance et à leur dépassement. La seconde dérive est l’instrumentalisation de la notion de « convivialité » par une forme de management qui l’organise. Cette convivialité centrée sur le « nous » de l’entreprise, facilite l’intériorisation spontanée de ses normes, au service de sa propre finalité et non des valeurs associées au bien commun universel. Le deal « win-win », le chef qui devient conseiller accompagnateur, la flexibilité horaire rendent l’outil attrayant mais risquent de masquer les rapports de pouvoir et de fragiliser la frontière entre travail et privé. La convivialité organisée, planifiée dans une méthodologie managériale est-elle encore de la « convivialité »? Résumons ce qui précède Outre sa dimension festive liée au plaisir de goûter et partager de bonnes choses, la convivialité désigne un lien social qui suppose une liberté de créativité et une participation au contrôle des outils de production. Elle témoigne aussi d’une aspiration profonde à l’unité. Une unité qui rassemble dans la diversité. Cette unité n’est possible que par la reconnaissance des difficultés inhérentes à notre condition humaine et par la confiance en la possibilité de les dépasser (transcender) dans un « nous » qui respecte l’espace d’une liberté et la dignité de chacun en tant que personne ou être humain. La convivialité réclame donc de l’attention et du travail pour garder le cap de sa finalité intrinsèque. Évitons son usage passe-partout et ses dérives. Ne nous laissons pas abuser par ce mot sympathique qui peut servir d’écran et nous décourager, voire nous interdire, d’identifier et de penser des tensions, contradictions, paradoxes, négativités auxquels nous sommes exposés par notre travail et notre condition humaine. Cette notion peut donc avoir une réelle utilité mobilisatrice si elle trouve sa consistance dans une perspective socio-politique et par l’enjeu éthique. Elle utilise la force du « nous » fédéré par des valeurs fondamentales (pas nécessairement conscientes) et dans un plaisir de partager.

Qu’en est-il de la convivialité lorsqu’elle concerne notre travail avec les parents de nos bénéficiaires? A titre d’illustration, je vais développer une expérience qui s’est déroulée sur une vingtaine d’années. Elle concerne l’accompagnement d’un groupe d’enfants déficients mentaux jusqu’à l’âge adulte. J’ai fait appel aux souvenirs d’acteurs de terrain et aux miens. Il s’agit donc d’une reconstruction après-coup qui n’a pas valeur historique mais peut servir de support à réflexion. L’histoire commence dans les années ‘80 au «semi-internat » de l’IMP Ste Gertrude. Une éducatrice particulièrement motivée accompagne un groupe d’enfants atteints de déficiences mentales modérées à sévères. Elle stimule l’acquisition de comportements plus autonomes pour s’habiller, se laver, se nourrir… Leurs parents sont souvent « surprotecteurs » et renforcent la dépendance de leur enfant. L’éducatrice utilise différents supports (vidéos, photos, diapositives…) qu’elle présente lors de réunions de parents, pour les sensibiliser aux progrès réalisés par leurs enfants. Le support montre les diverses activités réalisées et le plaisir qu’en retirent leurs enfants. Ces médias suscitent rapidement des émotions positives liées à la découverte de l’enfant dans un autre contexte de vie. Cela crée un début d’atmosphère conviviale. Petit à petit, le groupe de parents se fédère autour de l’éducatrice et d’autres membres de l’équipe. Des relations plus personnalisées se créent et une collaboration plus directe devient possible au sein d’un vécu d’appartenance groupale. Le travail avec chaque famille se trouve enrichi par ce petit plus de l’ambiance conviviale. Les inévitables tensions interpersonnelles avec les parents font l’objet des discussions d’équipe. Elles concernent souvent l’accès à une position reconnue de sujet à l’enfant. Les idées de Maud Mannoni (6) et de Françoise Dolto sont dans l’air du temps et inspirent l’éthique de travail de l’équipe. La convivialité partagée permet aux intervenants de se dégager plus facilement des jugements négatifs vis-à-vis de tel ou tel parent. Oui, certaines mères maintiennent leur enfant dans un état de dépendance et un statut d’objet, mais au-delà, il y a la souffrance, l’angoisse et le taraudant sentiment de culpabilité que les intervenants peuvent comprendre en y étant humainement sensibles ( cfr. le beau texte de Nathalie Salaris présenté lors des Estivales) Je pense que la convivialité a facilité le partage empathique de ces vécus douloureux et par là une décrispation de l’attitude surprotectrice des parents et des jugements de l’équipe. Ce type de partage ne nie pas les différences de place et de rôle mais il délocalise le « savoir », propriété du seul spécialiste. Pour y arriver, il me semble que l’intervenant doit utiliser ses propres blessures ou épreuves personnelles de manière positive afin de mobiliser ses défenses activées lorsqu’il devient dépositaire des angoisses des parents. La clé de la convivialité dans le travail avec les parents n’est-elle pas dans la reconnaissance intuitive de cet « enfant » que chacun porte en soi? Cet enfant qui doit traverser des épreuves parfois importantes avec ses ressources de vie et celle de son environnement.La reconnaissance de notre dénuement natif et de notre dépendance donnent toute sa valeur à la convivialité qui est une forme de contenance collective stimulante et rassurante. En tant qu’éducateur, assistant social, psychologue nous pouvons nous identifier souplement aux parents et à l’ enfant qui a besoin de nos soins, porté par un « nous » attentif et bienveillant, confiant en ses forces de vie. La convivialité permet d’élargir la fonction contenante de l’institution en y associant les parents. Les enfants ont grandi et sont devenus adolescents. De plus en plus d’activités extérieures sont organisées: pièces de théâtre dont ils sont les acteurs et les coauteurs mis en scène par une remarquable musicothérapeute; entraînement physique pour la participation aux « Spécial Olympics »; aménagement d’une réserve naturelle…. autant d’outils pour favoriser l’estime de soi, l’intégration sociale en dehors de l’institution. Tous ces projets sont soutenus et encouragés par la Direction et le staff médical. C’était une époque où le sentiment de créativité et de liberté de l’intervenant donnait des ailes aux initiatives. L’intervenant devait bien sûr « rendre compte » de ses initiatives mais il ne devait pas encore « rendre des comptes » dans un système bureaucratique. Le sémi-internat , structure assez souple, pouvait soutenir et réaliser de telles initiatives. Les parents sont associés à toutes ses activités pour aider ou participer. Lors des entraînements pour les 24 heures vélo de Chimay chaque famille sert de lieu étape pour offrir dîner ou collation à l’ensemble du groupe de cyclistes L’assistante sociale et l’éducatrice organisent aussi des séjours de vacances qui donnent aux parents l’occasion d’un « répit » bienvenu. Cette idée de « répit » naît au sein de cette dynamique conviviale bien avant qu’elle ne devienne un service reconnu par l’AVICQ. Le séjour est un outil partagé, investi et contrôlé par l’institution, l’équipe et les parents. Ceux-ci s’organisent pour récolter l’argent pour améliorer les conditions du séjour. Ils participent aussi au voiturage des bagages avec d’autres bénévoles. En fin de séjour, il y a un moment festif réunissant jeunes et parents autour d’un repas (auberge espagnole) et d’une activité. La projection de dias après le séjour est aussi l’occasion d’un débriefing dans un contexte convivial. À l’approche de la majorité, les parents s’inquiètent de l’avenir de leurs jeunes. Ils souhaitent encourager la création d’un Centre de Jour pour Adultes. Après une période de transition durant laquelle le contrôle partagé de ce nouveau service semblait imaginable, l’institution reprend les rênes. Avec amertume, l’équipe et les parents se sentent dépossédés de « leur » projet. Je pense que l’institution a eu peur d’un pouvoir excessif du groupe des parents et a voulu préserver une certaine neutralité institutionnelle en reprenant le contrôle. Ici apparaît une limite à la convivialité qui suppose un contrôle partagé de l’outil ( Y. Illich) face au fait institutionnel, à ses exigences administratives et aux réalités humaines. Les séjours ont pu se poursuivre quelques années, la convivialité s’est maintenue dans les services adultes, mais de manière moins spontanée. Quelque chose du rêve partagé s’était cassé. La convivialité organisée n’atteint pas la même qualité de partage mais a peut-être plus de chance de se pérenniser dans une structure avec le risque de se scléroser ou de ne devenir qu’un « semblant » formalisé. Et aujourd’hui? Le contexte dans lequel nous imaginons et créons nos pratiques a beaucoup évolué. L’impératif de gestion et de contrôle bureaucratique s’est considérablement renforcé. Je crois que le « oui » de la convivialité est toujours possible. Le groupe intelligence collective et les journées d’Estivales en sont la preuve. Mais nous devons rester attentifs à ce qui lui permet de s’épanouir ou peut la menacer. La convivialité ne peut survivre dans un modèle où la gestion organisationnelle articulée à la bureaucratie prend toute la place. Elle n’est possible que dans une institution où l’axe transversal croise l’axe vertical du travail dans un espace d’élaboration continue, articulé à l’enjeu éthique et à la fonction contenant. Il est important de reconnaître les limites, d’identifier les tensions et les paradoxes inévitables et nécessaires pour alimenter la créativité. Les négativités ne peuvent trouver leurs limites que dans la perspective de l’enjeu éthique partagé, fil à plomb et boussole. Les angoisses archaïques et la part psychotique des processus toujours présentes dans nos institutions doivent faire l’objet de contention et être traitées par une fonction contenante individuelle et collective (7) Pour que la convivialité soit une valeur consistante il faut que l’institution se pense comme une unité et ne se gère pas comme une totalité. Unité : centrée sur la dignité de la personne humaine Totalité d’une logique fermée sur elle-même Cette opposition se trouve remarquablement développée par Albert Camus dans « L’homme révolté » une oeuvre de 1957 toujours d’actualité! (8) Luc Laurent

Bibliographie.

(1) Jean Anthelme Brillat-Savarin : « La physiologie du goût ou Méditations de Gastronomie transcendantale » (1825)

(2) Yvan Illich : « La convivialité » (1973) (

3) Marc Humbert : « Introduction au concept de convivialité de Yvan Illich, au-delà du socialisme et du capitalisme ».

(4) Revue des IMP 140 N° 19 : « Outils informatiques : anges ou démons? » (2018).

(5) Didier Anzieu : « Le groupe et l’inconscient » (1999, 3ième Ed.)

(6) Maud Mannoni: « L’enfant arriéré et sa mère » (1964)

(7) Luc Laurent : « Quel avenir pour les pratiques de soins en institution? » (2017).

(8) Albert Camus : « L’Homme Révolté » (1951) Folio essais (chap. la pensée de midi)